Images, Records, Memories, Thoughts

 "PARTY"

Espace Jörg Brockmann, Geneva, Switzerland - May 27 to August 31, 2005


Qu’est-ce qu’une fête? Réponses en image

Nic Ulmi - Tribune de Genève - Genève La Vie - June 18-19, 2005

Noctambule new-yorkais, Lucien Samaha expose à Genève. Interview.

Qu’est-ce qu’une fête?

Les francophones, adeptes du large spectre, rassemblent sous ce mot des réjouissances d’amplitude planétaire, de raides célébrations nationales, des solennités religieuses, ainsi que toute sorte de noces et bamboulas. Les Anglosaxons, plus précis, distinguent entre festival, holiday, feast et party. Ce dernier mot désigne des rassemblements récréatifs où le plaisir est l’objectif prépondérant.

Que fait-on donc dans une party? On interagit verbalement, parfois physiquement avec son prochain via le papotage, la danse, le roulage de pelles, voire la véritable consommation sexuelle. Diverses substances sont avalées: des boissons aux drogues en passant par la bouffe et la fumée. Par le déguisement et par des comportements délestés des inhibitions courantes, on se réinvente. On se ressource et se ravage, enfin, quelque part entre le ressourcement et l’excès autodestructeur.

Lucien Samaha, lui, photographie. Depuis trente ans et sur une bonne partie de la surface terrestre, il se pointe à des parties et en repart avec des photos. Quelques échantillons de cette vastitude sont accrochés à Genève à l’Espace Jörg Brockmann pour la photographie. Entre les instantanés de décadence baroque dans un souterrain techno et les sages images de «parties de cuisine» — comme on dit à Montréal —, on sent un étrange fond commun. Non? «Absolument! Le but, c’est toujours de s’extraire de la vie quotidienne par la célébration et le rituel. Tout le monde, qu’il soit riche ou pauvre, jeune ou vieux, expérimente sous une forme ou une autre ces moments de délivrance.»

Un sain besoin d’outrance

Libanais transplanté à New York, Samaha a commencé à courir les fêtes dans sa ville d’adoption. Pourquoi? «C’est l’occasion de photographier des gens à l’instant où leur moral est au plus haut.» Vraiment? «Il y en a, bien sûr, qui dissimulent. En même temps, le masque que vous portez lors d’une fête révèle quelque chose de votre vrai moi et de ce que vous voulez être.» Les premiers clichés sont pris au milieu des seventies. Dans la décennie suivante, Samaha s’installe dans la branchitude bourgeonnante de Soho et devient «paparazzi officiel» du club Limelight, où l’on brasse alors un cocktail de célébrités du grand écran et du milieu disco. Un boulot de chef de cabine pour TWA lui offrira des sauts de puces vers des parties éloignées. Un poste chez Kodak — où il participe à la conception du premier appareil digital — l’introduit dans l’univers étrange des soirées d’entreprise. Un job de DJ au milieu des nineties (qui le verra aux platines au 107e étage du World Trade Center) lui fournit un observatoire imprenable pour shooter les fêtards. «Je ne fume pas. Je bois peu. Je suis insatisfait du small talk, les menus propos qu’on échange dans les soirées. J’aime être là, mais avec quelque chose à faire.» Samaha prendra ainsi quelque 5000 clichés depuis sa cabine de DJ.

Le glamour et la sophistication du clubbing new-yorkais ne lui font pourtant pas perdre de vue l’essentiel. «A New York, la fête peut consister à se retrouver à vingt sur une plateforme de métro avec une stéréo. Une party, ça peut être aussi trois ou quatre personnes dans une cuisine.»

D’une manière ou d’une autre, la fête semble impliquer obligatoirement une forme d’excès. «Il y a des milieux où l’on prend des cocktails de drogues pour tenir debout deux ou trois jours d’affilée. Je connais des gens qui en sont morts d’overdose. Mais je ne vais pas a des parties comme celles-là.» Une frontière floue mais bien réelle court en effet entre le flirt mortifère avec le néant et le besoin d’une saine outrance.

Profondément nécessaire à toutes les sociétés humaines, cette dernière — la «démesure sage et nécessaire» dont parle le sociologue Michel Maffesoli — ajuste le monde plus qu’elle ne le dérègle. On le sait depuis l’Antiquité. Dans la mythologie grecque, «la cité de Thèbes meurt d’ennui car tout y est bien géré». Dionysos y débarque pour «intégrer du désordre et ranimer la cité» (1). On aimerait que Samaha eût été là pour témoigner.

«Party». Photos de Lucien Samaha à l’Espace Jörg Brockmann (92, rue des Eaux-Vives). Jusqu’au 31 août 2005, lu - ve, 10h - 18h30.

(1) Michel Maffesoli, «Une démesure sage et nécessaire», dans «La fête techno. Tout seul et tous ensemble», sous la direction de Béatrice Mabilon-Bonfils, Paris, Ed. Autrement, 2004.

 

 

Review by Nic Ulmi

“Party”
Images d’archives de LUCIEN SAMAHA


Lucien Samaha, Libanais d’origine, s’est installé aux Etats-Unis au début des années 70. Très jeune, il s’initie à la photographie en autodidacte. Son premier appareil photographique n’était autre qu’un boîtier reflex, muni d’un film noir-blanc Tri-X qu’il développait dans un placard de la maison familiale, en Virginie.

Ses premiers clichés datent du milieu des années 70. Lucien Samaha commence alors une longue exploration de l’univers des parties newyorkais, milieu qu’il chérit tout particulièrement, étant lui-même un fréquentateur assidu des sorties nocturnes. Dans les années 80, Lucien Samaha déménage à SoHo, alors quartier phare de la branchitude newyorkaise. C’est à ce moment qu’il démarre un important projet photographique en documentant la scène des boîtes de nuits de la ville. Au fur et à mesure des rencontres, il finit par être engagé en tant que paparazzi officiel pour le club de nuit Limelight, lieu mythique des soirées newyorkaises, fréquenté par des stars de l’époque telles que Grace Jones, Liberace, Shirley Mac Laine, Sylvester, Rick James et tant d’autres.

Oiseau de nuit, Lucien Samaha officie de jour en tant que chef de cabine pour la compagnie aérienne TWA. Ses déplacements fréquents de par le monde sont aussi l’occasion de transiter dans les boîtes de nuit locales.

En 1987, Lucien Samaha s'inscrit au Rochester Institute of Technology où il obtient une bourse de Eastman Kodak. En 1990, il est engagé par la société Kodak et participe à la conception et à la promotion du tout premier appareil photo digital. L’exploration de l’univers de la nuit, commencée 15 ans plus tôt, se poursuit du côté de Rochester. Ses clichés donnent un aperçu très variés de l’univers des parties: Lucien Samaha s’invite aux fêtes d’étudiants tout comme aux soirées d’entreprise.


1994, Lucien Samaha est de retour à New York. Sa passion pour la musique lui ouvre de nouvelles voies et il s’affiche désormais en tant que dj dans divers bars et lounges branchés de la ville. Très vite, il se fait remarquer pour son goût des musiques éclectiques et ses soirées deviennent aussitôt incontournables.
Dj confirmé et acclamé, il devient resident dj des soirées Windows of the World, véritables événements d’envergure, organisés au 107ème étage du World Trade Center. D’abord appelées “Stratolounge”, ces soirées seront par la suite connues sous le nom de “Mondo 107”. Lucien Samaha et “Mondo 107” est une affaire qui roule: les gens qui s’y bousculent viennent du monde entier. N’ayant jamais perdu de vue son projet initial lié au monde de la nuit et ses parties, le dj et photographe Lucien Samaha a recueilli pendant 5 ans plus de 5000 clichés depuis sa plateforme de dj.

Une série de photographies intitulée “Party Portraits” a précédé de peu le projet “Mondo 107”.  Avec “Party Portraits”, Lucien Samaha incorpore le formel à l’informel, en créant une succession de portraits posés dans le déroulement spontané d’une fête. En se concentrant sur la relation entre le sujet et l'appareil photographique, en le plaçant au premier plan de l’image par l'éclairage et le cadrage, il permet ainsi à l’interaction en arrière-plan de servir de décor à ces portraits. Dans “Party Portraits” Lucien Samaha prend une attitude dissidente, dans laquelle la photographie constitue le but en soi. Les différentes séries proposées ne sont pas simplement des excercices de style, mais un tribut photographique à un rituel simple mais essentiel, présent dans l’histoire des sociétés et plus particulièrement dans celle de ces “party-cipants”. La fête est un événement culturel qui existe dans toutes les sphères sociales. Dans son travail, Lucien Samaha ne cherche pas à montrer ou à exclure un certain type de fête. Il explore tout simplement ceux qui l’entourent. “La fête est une scène idéale pour créer des portraits naturels, car c’est un lieu et un moment où l’esprit se manifeste à travers les attitudes et les comportements, les manières et l’interaction”, affirme Lucien Samaha.

Sa dernière série en date, intitulée “As Promised”, compte plus de 1500 portraits. Il s'agit, chaque fois, de deux personnes posant devant la caméra, joue contre joue. “As promised” correspondait en fait à une promesse du photographe faite aux sujets photographiés: à chaque image prise, la promesse de l’envoi d’un e-mail avec le cliché des personnes photographiées. Dans cette série ce ne sont pas toujours des couples au sens formel du terme. Il s’agit parfois de frères, de soeurs ou d'amis et parfois même de parfaits inconnus s’étant croisés dans un lieu de fête le temps d’un cliché.  “As promised” est une série ludique et chaleureuse et qui met en avant le côté intime que l’on ressent lorsque les deux visages se retrouvent ainsi côte à côte.


Paradoxalement, chaque visage acquiert encore plus d’individualité lorsque les traits des uns et des autres se retrouvent si rapprochés. De plus, chacun des deux participants ne voyant pas l’expression de l’autre, l’image qui en résulte est souvent touchante et remplie d’humour. Comme le dit Lucien Samaha: “Le but de ce projet n’est pas simplement de réaliser des portraits mais de mettre en avant une communauté de gens en les présentant sous forme de grand composite”.  Le site web http://www.fotolog.net/luce donne un parfait aperçu de sa démarche.

La majeure partie de sa carrière de photographe, Lucien Samaha l'a orientée du côté plutôt drôle, sexy et léger de la vie. Ses images sont le résultat d’un dialogue constant avec les tendances dominantes de la photographie contemporaine.